Alors forcément ça fait aussi un grand contenant de timidité, cette taille-là. Mais on m'a toujours appris que lorsqu'on est nouveau dans un environnement, la moindre des choses est d'essayer de s'adapter au mieux aux règles qui y prévalent.
Ainsi, dans le cadre de l'école Waldorf (l'école des filles, donc), je m'efforce de m'investir le plus possible. Dans notre appartement, je m'efforce de bien trier les déchets dans les 3 poubelles distinctes, de sortir lesdites poubelles le jour où passent les éboueurs et d'apprendre aux enfants à courir sur leurs doigts de pieds et non pas sur leur talon par égard pour le voisin du dessous. Au guidon de mon vélo, je m'efforce de laisser passer les premiers arrivés au croisement (règle de la circulation américaine) et de passer en remerciant quand un conducteur me fait ce petit geste de la main que d'aucun pourrait trouver dédaigneux, mais que je me persuade de trouver charmant... Non ce geste n'est pas celui que l'on fait pour chasser une mouche (à laquelle je pourrais m'assimiler sur mes deux roues) mais plutôt celui du désir d'épousseter les ailes délicates du papillon (en fais-je trop, là ?).
Dans les établissements que je fréquente, du Starbuck du coin à la bibliothèque de l'autre coin, en passant par les restaurants, les commerces, les bureaux de poste, je suis polie et quand les premières fois on me souhaitait "have a good one", je répondais du tac au tac "you too", tout en me demandant qu'est-ce que je pouvais avoir de bonne...
Force a été de constater que mon anglais était bien plus rouillé que je ne l'imaginais. Et qu'il fallait que j'arrête de me mentir : ce n'est pas parce que les américains ne parlent pas avec ce si bel accent "british" que je ne comprenais (et ne comprends toujours) pas ce que certains (voire beaucoup) me racontent. Certains parlent vite, d'autres avalent leurs mots, d'autres encore ont un accent insaisissable, d'autres enfin, n'articulent pas, sans parler de ceux qui parlent le fameux "slang" dont on nous a jamais enseignés les subtilités. En somme, les travers oraux de tout un chacun dans sa propre langue. Mais quand ce n'est pas "sa" langue, c'est une autre affaire. Et demander à son interlocuteur de répéter toutes les 30 secondes finit par devenir gênant. Pour soi. Et pour l'interlocuteur. Alors souvent, on préfère se taire. Sourire béatement, hocher de la tête et espérer qu'à la fin du discours, un miracle se produira, une espèce de pierre de rosette mentale, permettra de comprendre l'intégralité à posteriori, et pourquoi pas, puisqu'on y est, tout ce qu'on n'a pas compris la veille et tous les jours précédents. Et puis, tant qu'à faire, si la pierre de rosette pouvait aussi nous permettre de répondre à toutes ces bonnes vieilles questions qui nous taraudent depuis des lustres ce serait bien aussi... Parce que, des fois, on aime bien aussi les réponses. Ça permet de clore un sujet ou du moins à chapitre et de passer au suivant. D'avoir l'impression d'avancer... Mais Rosette n'est que notre tante moustachue, et sa pierre n'est qu'une parmi les autres qui se trouvent dans son jardin.
Pas de réponses et pas de bilinguisme rétroactif. On ne comprend pas grand chose. Et on se dépatouille avec ça. Au quotidien c'est agaçant, mais lorsqu'on a affaire à une administration, ça se complique.
Nous avons passé notre code de la route l'autre jour. Nous devons en fait repasser l'ensemble de notre permis, en tant que résident californien. Va pour le code donc, que nous avons révisé assez rapidement je dois dire. Après avoir adoré certaines parties comme celle où il s'agit de ne surtout pas répondre, ni même regarder dans les yeux un conducteur agressif... Car ça peut le rendre plus agressif encore. Riches de ce précieux savoir, nous nous sommes donc présentés au DMV, le département qui gère tout ce qui est relatif à la conduite, aux véhicules de ce pays, ville par ville. Détail qui peut avoir son intérêt informatif : les soeurs de Marge Simpson travaillent au DMV.
Nous avons donc rdv, faisons néanmoins une file non négligeable (on nous avait prévenus) et nous présentons à un premier guichet où l'employé nous demande à la vitesse de l'éclair de lui présenter un premier formulaire. Que Cyril sort de la pochette qu'il a emmené avec lui. Comme s'il s'agissait de déjà nous tester, l'employé nous demande plus vite encore, un autre formulaire que Cyril, imperturbable, sort de sa précieuse chemise. Avant même que le document arrive jusqu'au guichetier, ce dernier en demande aussitôt un troisième. J'ai déjà arrêté d'essayer de comprendre et fixe la chemise magique en me demandant si elle crée des générations spontanées de dossiers correspondants à toutes les situations.
Mais la main de Cyril se fige. Il a la fiche qu'on lui demande le concernant, mais pas la mienne, qu'il a en .pdf sur son téléphone. "L'imprimé monsieur, il me faut l'imprimé, pas de document électronique. Vous avez 20 minutes."
Je regarde Cyril, j'ai l'impression d'avoir été parachutée dans un épisode de 24h Chrono. Je me saisis de mon téléphone. Le compte à rebours est en marche. Le moment se divise en 4 sur l'écran : je cours en sortant du DMV pour trouver un endroit où l'on voudra bien imprimer mon doc. Cyril s'assoit sur les chaises défoncées du DMV pour remplir l'énième formulaire qui nous mènera à un autre guichet qui lui même nous permettra de nous présenter aux pupitres où se déroule l'examen du code. Sur la 3e case de l'écran la file qui grossit encore à l'extérieur du DMV. Sur la 4e, les filles dans la cour de l'école qui ne se doute pas du drame qui se noue à quelques km de leur balançoire...
Après avoir trouvé un assureur qui imprime mon fichier et à qui j'ai du demandé de répéter 15 fois son adresse mail, qu'il a fini par la taper lui-même, je retourne angoissée au DMV. A mon grand soulagement, on accepte mon document et je remplis le formulaire pour l'étape suivante. Dans la case nom de famille, je mets notre nom de famille auquel j'adjoins mon nom de jeune fille entre parenthèses. L'une des autres questions concerne mon numéro de sécurité sociale aux US. Cyril me dit de mettre le sien puisque je n'en ai pas pour le moment. Notre document rempli, on nous assigne un numéro chacun.
Cyril et moi avons chacun notre petit formulaire avec un numéro, une pochette magique et une seule carte bancaire... On nous appelle à deux guichets séparés. Et comme un fait exprès ils sont exactement à l'opposé l'un de l'autre. Je rappelle que le DMV gère tout ce qui a trait à la circulation dans la ville... Il y a environ 30 guichets, autant d'employés et 200 personnes qui attendent.
Cyril garde la pochette, je prends la carte bancaire. Et me dirige vers la dame qui va se charger de mon cas. Je souris le plus largement possible. Prends mon air le plus avenant. Et me cogne à la porte du visage fermé de mon interlocutrice. J'essaie d'augmenter de quelques degrés la courbure de mon rictus, sans pour autant me faire la tête du Joker. Mais rien ne s'entre-ouvre en face. En fait il n'y a pas de serrure, et certainement pas de poignée. Mais je m'applique à ne pas perdre mes moyens. Et l'interrogatoire commence : "passeport". Je m'exécute. "Fomulaire". Je le pose sur la tablette.
-Pourquoi vous vous appelez par un autre nom que celui qui est en premier sur votre passeport...
-C'est mon nom de femme mariée. Mais vous avez vu ? J'ai mis mon nom de jeune ff
-Certificat de mariage.
-Pardon ?
-Certificat de mariage.
30 degrés de moins dans l'inclinaison de mon sourire.
-Euh, je, je ne l'ai pas là... Mais mon mari là-bas, oui, celui avec des cheveux en pétard, il est marrant d'ailleurs avec ces cheveux en pét... Non en fait vous en avez absolument rien à cirer des cheveux de mon mari vu la tronche que vous faites.... Il a une pochette (magique) dans laquelle il y a certainement...
-C'est un certificat américain ?
Et 20 degrés en moins sur le compteur du sourire.
-Euh, pardon ?
-...
-Américain ? Euh et bien non parce qu'on s'est marié en France
-Ce n'est pas un certificat américain ? Ça n'est pas valable alors !
Paf ! Moins 50 d'un coup !
-Mais je...
-Et votre numéro de sécurité sociale ?
-Oui ?
Déglutition difficile.
-C'est le vôtre ?
Moins 40 degrés
-Oui ? Non ? Est-ce que quelqu'un peut me dire quelle est la bonne réponse ? C'est celui de mon mari.
-C'est pas le vôtre alors. Vous n'en avez pas...
-Euh non. Pas vraiment. Je croyais...
(Inversion de la courbe du sourire)
-Vous avez donc menti.
Enclenchement des sirènes... Regard paniqué vers Cyril tout là-bas à l'autre bout...
-Je croyais. Enfin en France, on a le droit de...
Ma voix monte dans les aigus, j'ai perdu 76 cm d'un seul coup, alors que la dame, elle, en a gagné deux fois plus.
-Mais on n'est pas en France ici, on est aux Etats-Unis, vous comprenez ? C'est pas la France.
J'ai encore perdu des cm. C'est une géante. Je voulais juste bien faire pas resquiller. Je ne sais pas comment on dit ça en anglais. Je suis là pour passer mon code de la route, pas pour me faire sermonner (ou qui sait, mettre aux arrêts). Alors je courbe l'échine. M'écrase façon crêpe. Articule des excuses que je sers en chapelet. Ravale le dernier micro litre de fierté qui me restait encore coincé au travers de la gorge...
A ce stade de l'histoire, j'aimerais préciser que mon interlocutrice était indienne avec un accent très prononcé. Qu'il m'a plu (avec un peu de recul) de me dire que la situation ne manquait pas d'humour. Qu'il y a une vraie assimilation des immigrés dans ce pays. Que j'adorerais qu'un employé de banque en France avec un accent pas possible de n'importe quel pays étranger puisse se sentir ainsi investi par l'appartenance à sa nouvelle patrie au point d'engueuler un américain (au hasard) en lui rappelant qu'il n'est pas aux US (sans pour autant l'humilier, hein, autant qu'il y ait un peu de morale dans cette histoire)...
Que la vie ne manque pas d'ironie car m'est revenu vivement un épisode dont j'avais été témoin à Paris dans le métro. Un employé de la Ratp, derrière sa guérite toisait un groupe de touristes à qui il rechignait à vendre des tickets sous prétexte qu'il ne comprenait pas ce qu'ils voulaient. Que c'était à eux de faire l'effort de mieux s'exprimer. Qu'ils n'avaient qu'à apprendre à parler le français. J'étais pressée, j'étais passée. Je fais le serment que si je devais revivre une situation similaire, je m'arrêterais, pressée ou pas. Et j'interviendrais.
Et aujourd'hui encore plus que jamais.
...
Epi de l'épilogue : nous avons tous les deux obtenu notre code. Mais j'ai raté mon test de conduite. Un bruit court selon lequel il est très rare que les examinateurs donnent du premier coup leur permis aux européens qui repassent le leur. Histoire de leur apprendre qu'on conduit différemment aux Etats-Unis. Histoire sans fin...
Démentie par Cyril qui a passé le sien haut la main... A moins que ce ne soit grâce à la pochette qu'il avait à portée de main...